Lundi 25 novembre dernier, l’autorité des transports londonienne a annoncé avoir retiré à l’entreprise américaine Uber sa licence d’exercer dans la capitale britannique pour son activité de transport de passagers (VTC). En cause, les nombreux manquements constatés chez des chauffeurs opérant pour le compte de la plateforme, mettant en danger les utilisateurs ! Cette décision illustre en réalité le manque criant de régulation dont souffre jusque-là le secteur en expansion des plateformes numériques, et plus précisément des plateformes numériques de travail. Celles-ci, loin de se contenter d’une activité de courtage entre une offre et une demande de service, organisent l’activité professionnelle des travailleurs auxquels elles font appel en édictant unilatéralement leur rémunération, leurs conditions de travail, le choix de leur clientèle. Car la preuve ultime du caractère particulier de ce type de plateformes est que ce sont bien elles qui choisissent les clients pour le compte du prestataire, et le prestataire pour le compte du client. La concurrence entre ceux-là ne s’opère donc pas par l’intermédiaire de l’utilisateur final, mais de la plateforme selon des modalités bien obscures.
Exploitation et travail dissimulé : qui opère pour les plateformes ?
Le 12 novembre dernier, la Police nationale de Loire-Atlantique communiquait via son compte Twitter sur une action de contrôle de ses agents accompagnés par la Direccte (Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi) et la Dreal (Direction régional de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement). Cette action visait au contrôle de livreurs de repas à vélos, dont le tweet de la Police nationale nous apprend qu’il a concerné huit livreurs, parmi lesquels 6 opéraient sous une sous-licence et ont donc fait l’objet d’un déclenchement de la procédure pour travail illégal.
Une sous-licence ? Il s’agit en effet d’un cas fréquent, documenté par différents articles de presse nationaux ou internationaux, dans lequel un travailleur indépendant inscrit sur une plateforme (Uber, Deliveroo, Uber Eats, etc.) sous-loue cette inscription sur ladite plateforme à un autre travailleur, qui bien souvent ne peut s’inscrire lui-même car il ne respecte pas les conditions légales pour le faire. C’est le cas par exemple des étrangers en situation irrégulière, autrement dit des travailleurs sans papiers. En sous-louant à un utilisateur français la licence sur laquelle ils opèrent, ils ne toucheront que 50 à 70 % de la maigre rémunération que les plateformes numériques versent à leurs livreurs.
Si la responsabilité de la personne qui sous-loue illégalement sa licence est avérée et constitue du travail dissimulé, que dire de la responsabilité des plateformes numériques, qui ferment les yeux sur cette situation pourtant largement documentée leur permettant d’exploiter à bas prix une main d’œuvre corvéable à merci qui, aux frontières de l’invisibilité et de l’illégalité, n’osera se plaindre de sa situation ?
Autour des mastodontes du secteur que sont Uber et Deliveroo, une multitude de nouveaux acteurs rêvent de bousculer ce marché de la livraison de repas, cette forte concurrence tirant à la baisse la rémunération des livreurs. Ce sont ces conditions de rémunération dégradées qui ont poussé certains travailleurs des plateformes à délaisser cette activité, attirant pour les remplacer ceux (travailleurs clandestins, demandeurs d’asile, mineurs) qui n’ont d’autre choix que de fermer les yeux sur les conditions de travail et de rémunération qui leur sont offertes.
Pour l’Ursaff, il est difficile de contrôler l’ensemble de la masse des auto-entrepreneurs, aux revenus par essence fluctuants. L’efficacité de la lutte contre ces pratiques repose donc aujourd’hui essentiellement sur la bonne volonté des plateformes, qui ne sont pas réellement proactives. Il est vrai que ces travailleurs de l’ombre ne pourront protester ni contre leurs conditions de travail ni contre la faiblesse de leur rémunération. Et tant que le repas est livré au client…
Mais pour le client, justement, ce manque de transparence sur l’opérateur de la tâche pourrait bien représenter un danger, car de nombreux signalements montrent qu’en ne pouvant garantir l’identité des travailleurs auxquels elle fait appel, la plateforme se montre bien souvent incapable de réagir lorsqu’un prestataire prétendant opérer pour son compte commet des actes délictueux.
Violences sexistes et sexuelles, agressions : la sécurité du client ubérisée
Le retrait de la licence d’exercice d’Uber par l’autorité de régulation des transports de Londres a en effet été motivé par un défaut de sécurité garantie par la plateforme à ses clients utilisateurs. L’enquête de ladite autorité a en effet révélé que des conducteurs sans permis, et donc sans assurance, avaient pu utiliser le compte de conducteurs enregistrés, pour un total d’au moins 14.000 trajets.
Mais les témoignages qui surgissent depuis quelques jours sur les réseaux sociaux sous le hashtag #UberCestOver montre que ce défaut de régulation n’engendre pas que des problèmes de conduite du véhicule. C’est aussi la conduite de certains chauffeurs qui est mise en lumière par les accusations de violences et d’agressions sexuelles que relaient de nombreuses utilisatrices de la plateforme, sur Instagram ou sur Twitter notamment.
Avant de faire machine arrière et d’annoncer la mise en place d’une ligne d’urgence dédiée aux victimes, Uber s’était contenté de supprimer sur ses comptes les témoignages postés par des utilisatrices en réponse aux messages diffusés par le groupe.
Cet ensemble de témoignages, attestant d’une pratique malheureusement répandue d’actes gravissimes, met surtout en lumière l’incapacité de la plateforme à réagir face à ces comportements délictueux – voire criminels – de prestataires opérant pour son compte.
Ces situations diverses illustrent donc le déficit de régulation concernant le secteur des plateformes numériques de services. L’absence de contrôle des chauffeurs ou des livreurs opérant pour le compte de ces plateformes par une entité indépendante conduit en effet à l’exercice de ce contrôle par la plateforme elle-même. Or, dans une logique de contrôle des coûts, celle-ci préfère bien souvent fermer les yeux sur l’existence de telles pratiques pour se contenter de la gestion a posteriori des incidents. Pas certain cependant que le remboursement de la course offert aux femmes victimes de violence soit de nature à apurer le préjudice subi ni surtout à prévenir la récurrence de ces comportements.
Le besoin est donc réel d’une véritable régulation, que la possibilité d’une charte facultative inscrite par le gouvernement dans l’article 20 de la loi LOM, ne saurait remplir. Il est nécessaire d’engager sans plus attendre une réflexion d’ampleur autour de la régulation de toutes les dérives que l’ubérisation peut engendrer, tant pour les travailleurs qui y exercent que pour les consommateurs qui y souscrivent et, in fine, pour l’ensemble de l’économie et de la société. Bien souvent, le cadre juridique existe. Seul manque le courage politique d’y astreindre ces acteurs nouveaux et de défendre fermement une régulation qui n’est ni anti-économique ni rétive à l’innovation, mais soucieuse de préserver l’intérêt général.
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